Les forges de la vallée de la Crempse

Publié dans le bulletin n°15

Peu de vallées offrent, comme celle de la Crempse, une telle densité de belles demeures. Le voyageur qui les découvre ne peut qu’être surpris et s’interroger sur leur présence. Certaines surplombent la vallée du haut des collines, d’autres qui nous intéressent plus particulièrement aujourd’hui sont construites dans la vallée même. De la source de la Crempse, à Beauregard, jusqu’à Mussidan où elle rejoint l’Isle, on rencontre Pomport, la Forge du Pont, La Poude, La Rigaudie, La Sirerie et enfin la Forge de Lavaure. Ces demeures furent un temps moulins et pour la plupart résidences de maîtres de forges.

Cette richesse s’explique en fait par quatre facteurs : la présence de minerai de fer de bonne qualité, de vastes forêts, du ruisseau de la Crempse et surtout de l’homme qui par son travail et son ingéniosité a su les exploiter.

Dès l’Antiquité, des forges ont été installées dans notre vallée. L’âge du fer permet grâce à un outillage plus performant un grand développement de l’agriculture. Ces forges, que l’on devrait plutôt qualifier de fonderies, servaient à extraire le métal du minerai alors que le travail de la forge consiste à transformer ce métal en objet. Sans doute les deux acti­vités étaient-elles liées. Sur les cartes et les documents les plus anciens figure le plus souvent le seul mot de forge. Henri Wlgrin de Taillefer fait état dans Les Antiquités de Vésone de plusieurs sites de forges qu’il pense être d’origine gauloise. Les lieux-dits Les Minières, Brûle-fer, Merdefer (mâchefer) et bien d’autres tels que Ferrières, Farge, Lafarge, Fargue, Lafargue, La Forge, etc. sont les témoins de cette activité.

La forge ancienne n’a besoin pour fonctionner que du minerai et du bois nécessaire à alimenter le feu pour le fondre.
Le minerai affleure en de nombreux endroits et la forêt permet la fabrication du charbon de bois nécessaire à la fonte. Pour des raisons pratiques évidentes ces forges se trouvent donc au plus près des mines et des bois.
On alterne couche de minerai et de charbon dans un four d’argile réfractaire, on entretient le feu avec des soufflets actionnés manuellement. Après la fonte, le métal doit être longuement martelé, là encore à main d’homme. Cette façon de faire reste en vigueur jusqu’à la fin de la guerre de Cent Ans. Le pays est dévasté, la noblesse ruinée. Des ordonnances royales encouragent l’exploitation des mines par diverses mesures : en les exemptant de toute dîme seigneuriale, et en exemptant de la taille les ouvriers du fer. Ces privilèges et la proximité du minerai, des bois et des eaux de la Crempse vont favoriser l’installation de fonderies dans la vallée. Certains seigneurs deviennent maîtres de forge. La plupart du temps on adjoint à un moulin déjà existant les fourneaux et édifices nécessaires à la fonderie.
Les Lur, seigneurs de Longua (Saint-Médard-de-Mussidan) et de Barrière (Villamblard) créent la forge de Lavaure à Bourgnac et celle du Pont à Saint-Mamet. Un document fait état d’une forge et moulin de Saint-Front (de Pradoux?) leur appartenant aussi.
On trouve mention de l’existence de la forge de La Bedène, dès 1494, dans un inventaire des papiers de La Ponsie. Le seigneur de Montréal autorise l’installation d’un fourneau à La Seyrarie à Issac en 1561. De nombreux textes font allusion à la forge du seigneur ainsi qu’à une papeterie et une maillerie. En 1692 elle figure dans l’inventaire des biens des Duchesne de Montréal. La forge est alors affermée (louée) au sieur Chièze. Un peu plus loin, à Clermont-de-Beauregard, la forge de La Mouline Basse appartient aux seigneurs de Montclar.

Si l’on observe la carte de la vallée on constate que les forges sont établies entre Mussidan et Le-Pont-Saint-Mamet. En amont il n’y en a plus. On trouve plusieurs moulins importants, ce qui exclut que le débit de la Crempse en soit responsable. Il serait étonnant que les seigneurs de Beauregard n’aient pas eu, eux aussi, leur forge. Le moulin de Pomport pourrait bien l’avoir été. Le site, moulin et demeure de maître, conviendrait parfaitement, mais aucune recherche n’a été faite et pour l’instant on ne peut rien affirmer.
Les moulins, comme les forges, sont souvent désignés par le nom de leur propriétaire ou de celui qui les exploite, et il change souvent ce qui ne facilite pas le travail de recherche. La forge de Lavaure est aussi appelée de Planteau (famille de Bergerac). De même La Bedène dont un Léonard Rigaudie est déjà maître de forge en 1543, devient la forge de La Rigaudie. La maillerie de Montréal prend le nom du métayer Laborde qui en 1691 travaille la partie agricole tandis que la fonderie est alors exploitée par le sieur Chièze, maître de forge du seigneur de Montréal. La forge de La Basse à Clermont-de-Beauregard est souvent appelée forge de Montclar, du nom du village le plus proche.
Des bourgeois s’enrichissent aussi grâce à cette activité. Des dynasties de maîtres de forges vont ainsi apparaître : les (La) Chièze, La Rigaudie, Chastenet, Auradour, Planteau, Desmoulins (de Leybardie)…

Les hauts fourneaux apparaissent. On construit à partir du 15e siècle des «moulins à fer», des «moulines». Jeanne de Cardaillac en fait construire une à Douville. L’énergie hydraulique améliore considérablement le processus. Les soufflets et les marteaux sont actionnés non plus par l’homme mais par une roue entraînée, comme dans un moulin, par les eaux d’un ruisseau. La production est bien plus importante et de meilleure qualité.
On produit du fer, de la fonte et de l’acier. On vend les barres de métal, on fabrique des outils, de la serrurerie, des ustensiles de cuisine, des plaques de cheminées et de l’armement. Et on exporte. On peut encore voir, abandonnées dans les jardins des anciennes forges, plusieurs de ces énormes cuves, chaudières en fait, qui étaient envoyées «aux iles» pour servir dans les usines sucrières des Antilles.

Le métal à une grande importance. Dans les inventaires de maisons dressés par les notaires à la suite de successions, tous les éléments métalliques sont consciencieusement décrits et parfois même pesés. On dénombre les gonds, les ferrures et les serrures, on pèse les pots même cassés. On devine que ce sont des éléments de valeur. Ces objets sont fabriqués sur le site de la fonderie ou chez le forgeron du village qui se fournit en matière première à la fonderie et travaille dans son atelier pour une clientèle locale. La production de fer, de fonte et d’acier induit des activités artisanales. Le taillandier fabrique des pots, le cloutier des clous, le maréchal ferre le bétail, forge ou répare l’outillage agricole, le roudier cercle les roues de charrette, etc. Il y a aussi tous les ouvriers de la fonderie proprement dite. Les charbonniers qui produisent le charbon de bois, les bouviers qui transportent le minerai, les ouvriers qui le brisent, le lavent, ceux qui le chargent dans le fourneau et bien d’autres manutentionnaires. Certains sont mouleurs de canons ou de pots.
Les forges comportent toujours trois sites distincts même s’ils sont regroupés. Il y a tout d’abord le moulin à grain, la plupart du temps avec un logement, quelques bâtiments agricoles et un peu de terrain, un logement parfois qualifié de maison de maître et enfin la fonderie et les nombreux édifices nécessaires à son fonctionnement. Les fonderies ne fonctionnaient pas en permanence. Le manque de charbon de bois les arrêtait, le moulin, lui, ne craignait que la sècheresse.

Voici ce qui compose la forge de la Rigaudie. La demeure du maître de forge se trouve plus loin. Il s’agit du joli petit château de La Rigaudie, en retrait de la route de Mussidan à Villamblard.

  • Maison et logements (a)
  • Four (c)
  • Soupente où l’on lave le minerai (d)
  • Halle à fourneau à fondre le minerai (g)
  • Forge à battre le fer (e) : martinets, affinerie.
  • Halle aux moules (i):le métal en fusion coule dans des moules.
  • Magasin (n)
  • Logements pour le forgeron et les ouvriers (f, o)

Les guerres menées par Louis XIV vont augmenter la demande d’armement. Le roi a besoin de plus en plus de boulets et de canons. Toutes les forges du Périgord sont en pleine activité. Pour qu’elles fonctionnent correctement, il leur faut un bon débit d’eau et beaucoup de charbon de bois. Il faut de longues années à une forêt pour se reconstituer, il est donc important de bien la gérer. C’est ce qu’on appelle «mettre en coupe réglée». Et ce ne sera malheureusement pas fait. On coupe, on détruit la forêt. Mgr de Francheville, évêque de Périgueux, s’en émeut:
On a coupé un grand nombre de châtaigniers pour l’usage des fonderies de canons, faute d’autre bois, et ce sera pour l’avenir une cause de disette. L’emploi des boeufs au transport des canons semble être aussi une des causes de la mortalité qui a décimé les animaux…

Les canons seront bientôt transportés par bateaux sur l’Isle vers Libourne. Mais la misère règnera à la fin du 17e siècle.

En 1753, Hélie-Benjamin Chièze maître des forges du Pont-Saint-Mamet et de La Basse à Montclar, s’engage à fournir à Mgr le duc de Choiseul, ministre de la guerre, 300 canons à livrer au service de la marine à Lormont.
De 1762 à 1765 il devra livrer, toujours à Lormont, 330 canons (100 de 18 et 10 de 8 en 1763). L’on sait par un rapport de 1761 que la forge du Pont, faute de bois, était arrêtée depuis quatre ans. C’est donc à La Basse que les canons étaient fabriqués puis transportés au port de Migay à Creysse.
En 1789, la forge de « Planteau » (Lavaure) emploie une trentaine d’hommes, utilise 10 000 quintaux de minerai et 2500 brasses de bois pour faire 8000 barriques de charbon.
Elle produit 3500 quintaux de fonte moulée ; 300 quintaux de fer en barre dont 200 quintaux de fonte moulée (pots), 200 quintaux de fer en barre vendus dans le département, et 3000 quintaux en chaudières, cylindres et grilles (pour Bordeaux vers les sucreries des Antilles) .

Les chemins souffrent du transport des ­minerais.
Le notaire Boussenot de Montagnac porte plainte: Depuis deux ans plusieurs ouvriers ont tiré une quantité considérable de mine de fer pour la forge de Planteau sur la Crempse pour faire des canons pour le roi… plus de 300 charretées de mine de fer ont été conduites à la forge, endommageant les talus avec les bœufs et les charrettes…  Le notaire, pour différents propriétaires, réclame le paiement du minerai et des dommages dans leurs bois de Montagnac. Les maîtres de forge refusent de payer sous prétexe que c’est pour le roi.

La Révolution réclamera elle aussi ses boulets et ses canons. Les forges de Lavaure, La Bedène-La Rigaudie, du Pont et de La Basse travaillent pour les armées de la République. On utilise les pierres du château de Montclar pour agrandir la forge. Rambaud, agent de la forge de Lavaure, établit un dépôt de minerai à Bergerac mais a beaucoup de mal à le faire acheminer jusqu’à Bourgnac. Les bois des environs doivent fournir le charbon. De nouveau les forêts sont dévastées.

En l’an 2 le citoyen Pierre Planteau M° de la forge de Bourgnac est invité à mettre sur le champ sa fonderie en activité pour y fondre 4668 quintaux répartis ainsi :

  •     3000 quintaux en gueuse de fer de 50 et 100 livres;
  •     168 quintaux et 4 livres en boulets.
  •     Boulets ronds : -2188 de calibre 36;  250 de calibre 18;  6020 de calibre 8; 610 de calibre 6.
  •     Boulets (sans précisions) : 754 de calibre 36 ; 744 de calibre 6.

On réquisitionne des céréales pour alimenter les ouvriers, mais faute de bois les forges éprouvent de grandes difficultés à fonctionner.

Elles reprennent au 19e s. mais sont définitivement ruinées par la concurrence des fers étrangers et par les usines plus modernes récemment construites. Les forges deviennent scieries ou exploitations agricoles modernes et innovantes comme La Rigaudie…
Les marteaux ont cessé de battre, les bâtiments des fonderies ont tous disparu. Il ne reste souvent, comme témoignage de leur ancienne activité, que les canaux qui menaient l’eau aux roues qui actionnaient soufflets et marteaux.

Le calme est revenu dans la vallée de la Crempse.
Les maisons des maîtres de forge ont subsisté. Elles font aujourd’hui partie de ces nombreuses résidences qui font le charme de la région. Grâce à l’amabilité de leurs propriétaires nous avions pu organiser leur visite en juin dernier. Malheureusement la chaleur tropicale qui régnait à cette époque fit que seule une quinzaine d’amoureux du patrimoine se déplacèrent.

Catherine Paoletti

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