ALAMBIC ET BOUILLEURS DE CRU par D. Marchand et J. Ruiz
On peut encore rencontrer près d’une fontaine ou d’un ruisseau ces étranges machines protégées par des tôles rouillées que sont les alambics. Semblant venir d’un autre âge, ils sont au centre d’une activité quelque peu mystérieuse. Les odeurs si particulières qui entourent ces campements provisoires font partie de la mémoire collective dans nos campagnes.
Ce sont Georges Eliès et sa femme Charlette, de Beleymas, qui ont bien voulu pour nous, se replonger dans leurs souvenirs.
Je suis devenu bouilleur ambulant en 1942, j’avais seize ans. J’ai pris la suite de mon père. Il avait acheté un alambic, j’en ai acheté un moi aussi en rentrant du régiment pour m’installer à mon compte. Je suis allé m’inscrire sur un registre à la Direction générale des Impôts et j’ai donc travaillé sur le secteur d’Issac, Beleymas, Villamblard, Saint-Hilaire et Montagnac.
À la demande des conseils municipaux ou des syndicats agricoles et de bouilleurs, il y avait au moins un « atelier public » dans chaque commune pour distiller, désigné par le directeur régional des Douanes et Droits indirects. Il fallait qu’il se situe sur la voie publique. Je devais signaler les périodes et heures de travail. La saison s’étalait d’octobre, dès que les gens avaient soutiré, jusqu’au mois de mars. Les clients, c’est-à-dire les bouilleurs de cru, n’avaient le droit de distiller que des marcs, des vins ou des fruits provenant exclusivement de leurs récoltes et pour leur consommation personnelle. Chaque bouilleur de cru avait droit à mille degrés en franchise, c’est -à-dire vingt litres à cinquante degrés sur lesquels il n’avait rien à payer : c’est ce que l’on appelle « le privilège du bouilleur de cru.» Au-delà de cette quantité, il fallait payer des taxes, bien peu de mes clients en ont payé ! Ils n’en ont jamais fait plus ! (sourires.)
Chacun apportait son bois que je devais fendre à la hache. J’avais une chaudière d’une capacité de trois cents litres. Chaque chauffe durait entre deux et trois heures, j’en faisais jusqu’à cinq par jour. Je commençais à cinq heures du matin et je finissais ma journée après la tombée de la nuit. Les clients ne pouvaient retirer leur eau de vie qu’après 18 heures en présentant un certificat fourni à la recette du buraliste.
Quand je voyais une belle voiture qui s’approchait, je me disais : « Tiens, voilà les contrôleurs ! » Ils venaient toujours par deux. Je devais tenir un registre sur lequel j’inscrivais les heures de chauffe, les quantités et le nombre de litres obtenus, tout devait correspondre. J’ai été contrôlé plusieurs fois, chaque fois j’ai eu un procès verbal. Par exemple, un jour, je m’étais installé au bord du chemin à La Gallaye, mais comme le laitier ne pouvait pas passer, j’ai dû reculer mon alambic dans le pré. Les contrôleurs n’ont rien voulu savoir : 15 000 francs d’amende ! De l’époque…
Il fallait mettre quatre-vingts litres d’eau au fond de la chaudière. Sur une grille on chargeait ensuite le marc. Lorsque le marc bouillait, les vapeurs d’alcool remontaient les premières vers le couvercle, puis par un col de cygne, parcouraient un long serpentin plongé dans un bac d’eau froide appelé condensateur. L’eau de vie devenue liquide, s’écoulait alors dans un seau. C’est à ce moment que l’on prenait plaisir à tremper le doigt pour goûter… Gare à la première coulée qui avoisinait les quatre-vingts degrés !
Je distillais aussi parfois des prunes, il fallait alors ajouter un lit de paille sur la grille pour qu’elles ne tombent pas au fond de la chaudière. Un sacré travail ! Surtout quand il faisait mauvais temps. C’était un travail physique mais ce n’était pas dangereux. Le seul danger venait de l’administration…
Le client devait me fournir le repas, il lui arrivait d’oublier mais la plupart du temps il restait partager le casse-croûte, le plus souvent de la charcuterie maison. C’était aussi le meilleur moment pour goûter l’eau de vie nouvelle. Les anecdotes sont nombreuses. Certains goûteurs avalaient les verres sans sourciller, mais bien d’autres s’y sont laissé prendre… Ce fut le cas de ce pauvre Calixte qui s’arrêtait souvent à l’alambic installé près du lavoir à Issac avant de rentrer chez lui, et qui ce soir là, après avoir un peu abusé, tomba dans la Crempse. Je le sauvai de la noyade et le ramenai chez lui où nous fûmes reçus à coups de balai.
Pendant très longtemps, l’eau de vie a été le seul digestif présent sur les tables de nos campagnes mais on lui a accordé également des propriétés désinfectantes, fortifiantes et tonifiantes.
De nos jours, très peu de personnes ont encore le droit de distiller. Depuis la fin du XIXème siècle, ce privilège n’a cessé d’être remis en cause par les politiques et les économistes. Accusé d’être un alcool de mauvaise qualité, de nuire à la santé et d’être vendu en fraude, il représente surtout un manque à gagner pour les grandes distilleries et une perte de taxes pour l’État.
J’ai distillé pendant vingt-quatre ans, mais j’ai dû arrêter parce que j’avais trop à faire à la ferme. J’ai déclaré ma cessation d’activité au Service des Impôts qui devait venir percer la chaudière pour la rendre inutilisable. Comme je n’ai vu personne, j’ai fini par vendre mon alambic…
En écoutant Georges et Charlette nous conter cette époque, on découvre en ces distillateurs ambulants des perfectionnistes animés d’un profond respect des traditions. Au cours de cette évocation, nous ressentons également quelques regrets pour ce temps où, la convivialité, malgré le travail rude, n’était pas un vain mot.
Didier Marchand et José Ruiz
Bulletin n°13 (Avril 2003)